mardi 15 septembre 2020

Télétravail : entretien avec la philosophe Fanny Lederlin


 Depuis plusieurs années, le syndicat CGT du Conseil régional Centre-Val de Loire travaille et fait des propositions dans le cadre de la mise en place du télétravail au siège de la Région.

Sans s'opposer à la mise en place du télétravail, la CGT alerte la Région sur les risques et la nécessaire prévention.

En septembre 2020, la CGT demandait, "comme en 2012, 2014, 2017 et 2019, la mise en place d’actions concrètes pour la déconnexion hors du temps de travail d’une part et la réduction de la sur-connexion sur le temps de travail d’autre part, ainsi qu’une information et un suivi par le CHSCT, avec notamment l’adaptation du Document unique d’évaluation des risques professionnels."

Dans le cadre de cette réflexion constante sur le sujet, la CGT partage un entretien publié dans Le Monde de ce jour dans lequel la philosophe Fanny Lederlin remet en cause l’indépendance et l’agilité qu’offrirait le travail à distance.

 Bureaux dispersés, salariés nomadisés, essor des « freelance »… Quel impact cela a-t-il sur notre rapport au monde ?
Si nous nous sommes mis à télétravailler aussi facilement, c’est d’abord parce que les technologies étaient prêtes. Ensuite, parce que de profondes mutations managériales étaient déjà à l’œuvre, comme l’individualisation du rapport au travail, la déliaison ou la tâcheronisation des travailleurs. L’un des risques majeurs du télétravail réside selon moi dans l’accélération du phénomène d’atomisation des travailleurs, initié depuis les années 1980.
Depuis ce moment-là, les doctrines managériales n’ont eu de cesse que de « casser » les collectifs en individualisant les relations de travail, à commencer par les négociations salariales. Résultat ? Nous n’avons pas eu de difficulté à travailler sans les autres et à réaliser docilement nos tâches, seuls dans nos domiciles. Or cette disparition du travail comme projet commun n’est pas neutre.


Nombre d’entreprises disent préférer des solutions qui font cohabiter un télétravail limité et du présentiel. Cela ne constitue-t-il pas une avancée ?
Les solutions hybrides sont certainement meilleures que le 100 % télétravail. Pour autant, même s’il est limité à deux jours, le télétravail risque de poser des questions très complexes. A l’évidence, la majorité des salariés le perçoit désormais comme un acquis, et même un droit à part entière. Mais comment maintenir la cohésion d’une entreprise si chaque salarié peut choisir son jour de télétravail ?
Au-delà de ces sujets d’organisation, j’ai peur que les salariés qui espèrent y gagner en « bien-être » ne déchantent, car plus qu’une maîtrise entre la vie privée et la vie professionnelle, c’est à une confusion des deux que le télétravail aboutit, et même à une invasion du travail dans le domicile. En fait, les promesses d’indépendance et d’agilité relèvent de la rhétorique des plates-formes digitales. Loin de ces beaux discours, le télétravail pourrait en fait accélérer la délocalisation des services dans les pays où les salaires sont moins élevés, à l’image de celle que l’on a connue dans l’industrie.


 En dépit d’un discours plus ouvert à l’égard de ces nouvelles façons de travailler, certains patrons restent méfiants. Pourquoi ?
Parmi les raisons, figure sans doute l’inconnue quant à la productivité des salariés en télétravail. Il y a peut-être aussi la peur de la perte de contrôle – crainte qui, à mon avis, n’a pas lieu d’être dans la « société de la performance » qui est la nôtre… Et puis celle de la dilution de la culture d’entreprise, qui fait partie de ses actifs immatériels, au même titre que les brevets ou les talents. A ce titre, la question de la formation des jeunes doit interroger : le télétravail complique leur apprentissage et la transmission des savoirs.


Ces nouveaux modes de travail, en réduisant nos déplacements, pourraient contribuer à la lutte contre le changement climatique, même si les impacts du numérique sont loin d’être neutres. Qu’en pensez-vous ?
Oui, l’usage du numérique n’est pas forcément écologique. Et pour ce qui est de réduire la fracture des territoires, je ne crois pas au tout-solutionnisme technologique. La crise actuelle doit nous conduire à réfléchir à des formes de production parcimonieuses, à des modes de travail localisés, collectifs et surtout incarnés, à mille lieues d’un télétravail qui, lui, s’inscrit dans la logique productiviste qui détruit l’environnement.

Source : Le Monde


Aucun commentaire: