Pour comprendre la souffrance qui infuse dans les open spaces fleuris
d’aujourd’hui, alors que jamais on ne s’est tant soucié de bien-être au
travail, le nouveau livre de Danièle Linhart, « la Comédie humaine au
travail» (sous-titré : «De la déshumanisation taylorienne à la
sur-humanisation managériale»), est d’un recours précieux. Voilà une
chercheuse du CNRS qui depuis trente ans observe les mutations sociales
au travail. Pour mieux comprendre ses lois non écrites, ses faux
semblants, elle se faufile dans les congrès de managers, avec le risque
de s’y faire insulter. (C’est arrivé, nous le verrons plus loin.) La
sociologie comme sport de combat est diversement appréciée.
Danièle
Linhart pourrait comme bien d’autres, sociologues ou journalistes qui
font profession de décrire le réel, se retrancher derrière une prudente
impartialité. Mais non. Le pouvoir d’écrire et d’être lu a chez elle
l’ambition d’être mis au service d’un progrès humain, ce qui rend son
livre d’autant plus captivant. A tous, petit fonctionnaire ou cadre,
ouvrier ou travailleur intellectuel, elle tend un décodeur pour
décrypter le malaise diffus qui se propage en milieu professionnel sans
que ceux qui en souffrent se l’expliquent toujours bien. Elle leur offre
de comprendre ce que l’on vit, à l’heure du burn out pour tous.
Notre
siècle croit dépassée l’image d’un Chaplin à califourchon sur la
machine, aux heures féroces du taylorisme ? Bien à tort, nous dit la
chercheuse. Elle explique en détail comment le management contemporain
peut être vu comme la poursuite du taylorisme par d’autres moyens :
Taylor
apparait à bien des aspects comme le précurseur de la posture
managériale qui domine la période actuelle: se positionner au nom du
bonheur des salariés, prétendre à un système équitable, juste et orienté
vers le bien commun, mettre en avant les difficultés d’organisation, et
de management du travail, invoquer la science, l’objectivité, la
neutralité, ces attitudes ne sont pas sans rappeler bien des allégations
et argumentations accompagnant les discours modernes.
A ce
stade, un retour vers le passé s’impose pour rappeler qui fut ce Taylor
qui divise la postérité. Un bienfaiteur de l’humanité pour
certains, car soucieux d’accroitre le bien-être en allégeant la tâche,
en la réduisant à un geste unique et simple, à la portée de tous. Un
diable pour bien d’autres, coupable d’avoir transformé l’homme en
machine et inventé les «cadences infernales», perfectionnées ensuite par
Ford et ses chaines de montage.
Frederick W.Taylor (1856-1915) est l’inventeur de ce qu’on a appelé
avec grandiloquence «l’organisation scientifique du travail» (OST). Il
cherchait une solution pour mettre un terme à l’«
irréductible conflictualité» entre les patrons fâchés par la «
flânerie systématique des ouvriers» et ces derniers, peu pressés d’en faire plus, compte tenu du ridicule de la paye. Le travail, on le sait, fut
décomposé et la tâche de chacun réduite à un automatisme. De cette
fracture dans l’histoire ouvrière, on a retenu la parcellisation. Mais
la logique taylorienne, explique Danièle Linhart, c’est avant tout la
domination, «
la prise en main des ouvriers par l’organisation», et l’affaiblissement de leur savoir-faire.
Taylor
s’évertue à nier la dimension politique du travail pour n’en retentir
que la dimension technologique, économique, ergonomique ou morale afin
de créer les conditions d’un consensus, écrit-elle. Il va chercher la
science qu’il présente comme neutre et objective.
Mais
évidemment, il passe sous silence ce fait que la science sera mise en
œuvre par le patron pour servir ses propres objectifs. Car il a décidé
de que ce sera au patron de mobiliser cette science, ce qui suppose de
déposséder les ouvriers de leur métier. Or il ne faut jamais perdre de
vue que détenir un métier permet d’imposer des tarifs et de faire
obstacle à la volonté du patron. Ne connaissant pas le métier de ses
ouvriers, le patron peine à dicter sa loi (…)
La question est
d’importance et reste d’actualité : celui qui connait le travail dispose
d’un atout de taille, et l’organisation scientifique est là est là pour
donner cet atout au patron.
Taylor voulait associer progrès
économique et progrès social. Ce faisant, il aura transformé des
ouvriers de métiers, porteur d’un savoir-faire autonome, en
«simples» exécutants puis en consommateurs, cette révolution
s’accompagnant d’une forte hausse des salaires.
Ancien ouvrier
modeleur (à Philadelphie), devenu ingénieur à l’issu d’années de cours
du soir, mais ouvrier tout de même, Taylor était bien placé pour étudier
ses pairs et leur façon de faire. Dans le cadre de son organisation
scientifique, il voulait que fussent pris en compte les besoins et
qualités individuelles
. «On ne doit pas s’occuper d’un groupe
d’hommes mais on doit essayer d’aider chaque ouvrier pour lui permettre
d’atteindre son plus haut niveau d’efficacité et de prospérité», disait-il.
Taylor
trouvait efficace de stimuler les ambitions personnelles ; lorsque les
gens travaillent en équipe, prétendait-il, l’efficacité individuelle de
chacun tombe au-dessous du niveau de celle d’un ouvrier moins bon. Sans
doute avait-il en tête l’inavouable: le groupe facilite l’élaboration et
la mise en œuvre de stratégies de protestation et de défense,
lesquelles s’affaiblissent lorsqu’un employé se trouve confronté seul à
sa hiérarchie. On voit que loin d’être une calamité récente,
l’individualisme, est inclue dans le plan taylorien.
Travail à la
chaine ou vie de bureau contemporaine, la logique à l’œuvre est la même:
affaiblir ce qui fait la force du salarié et sa ressource essentielle,
c’est à dire ce que la sociologue appelle tout au long de son livre la
professionnalité. «‘’L’organisation’’ veut des gens qui n’oeuvrent pas en fonction de ce qu’ils estiment juste ou noble, écrit-t-elle,
mais en fonction des appétits du capitalisme.»
Comment,
dès lors, mettre au pas le salarié français, lequel met du cœur à
l’ouvrage, cherche du sens dans ses heures ouvrables et ne renonce pas
si facilement aux règles de l’art et de la solidarité ? Comment le
soumettre, au Pays de la lutte des classes et du CDI majoritaire, qui plus est quand le Code du travail est d’une si belle étoffe ? «
En s’adressant à des ressources humaines plutôt que professionnelles», répond la sociologue. Depuis les années 80, l’idée est là qu’il faut «gérer» affects, émotions, subjectivité.
Plus
on insiste sur l’humanité des salariés, et moins on les prend au
sérieux comme expert de leur travail, ayant leur mot à dire dans les
choix organisationnels et stratégiques de leur entreprise. Ce sont
toujours d’hommes et de femmes qu’il s’agit, et non de professionnels
qui peuvent avoir un point de vue argumenté sur le changement proposé.
La
contradiction est flagrante. Les directions affichent un slogan de
velours - l’humain au cœur de l’entreprise - mais la prévalence des burn
out signale que quelque chose cloche au royaume des bons sentiments:
Le
drame du travail contemporain ne vient pas, paradoxalement, de ce qu’il
est déshumanisant mais au contraire du fait qu’il joue sur les aspects
les plus profondément humains des individus. Au lieu de s’adresser aux
registres professionnels qui permettent d’établir une délimitation entre
ce que ces individus engagent au travail et ce qu’ils sont, le
management moderne joue sur le registre personnel des salariés.
Fini le temps du bonjour compassé du directeur à son subalterne. Toujours
cool, le «n+1» tend patte blanche à son salarié sur le mode
l’entreprise-est-à-nous-tous-et-ton-avis-nous-intéresse. En réalité, ce
mélange des genres fragilise les gens. Sous son blanc manteau,
l’orientation humanisante est dangereuse ; si l’affaire tourne mal, ce
n’est plus un professionnel qui sera jugé par ses chefs mais la personne
toute entière, livrée à une évaluation critique parfois fatale. Or
rappelle la chercheuse, «
chaque personne au travail a ses propres
intérêts sur lesquels elle doit veiller, intérêts financiers mais aussi
de gestion de sa santé, à savoir s’économiser physiquement et
psychiquement pour ne pas s’épuiser au travail et pouvoir durer.»
Accélération du temps
Toutes ces observations, Danièle
Linhart les a exposées plus d’une fois, parfois à ses risques et
périls. Elle se souvient d’un symposium, il y a quelques années,
réunissant deux cents responsables du service public et d’entreprises
privées dans un pavillon chic, non loin des Champs Elysées. Un thème, ce
jour-là: le pacte de confiance. Pacte entre le client et son vendeur,
pacte entre le client et son prestataire mais pacte surtout entre le
salarié et sa hiérarchie. La chercheuse avait pris place sur la tribune
entre deux gradés, succédant à un représentant d’Orange venu disserter
sur la nécessité de «
réhumaniser le travail». Parler davantage
avec le personnel, être plus proche, appeler les gens par leur prénom,
ne pas oublier de serrer la main – c’était à l’époque des suicidés en
série.
Danièle Lihnart avait protesté contre cette comédie. Sans
être hostile, bien sûr, à une certaine chaleur autour de la Nespresso
(qui le serait ?), elle est soucieuse de rappeler que c’est sa
professionnalité, justement, que le salarié veut voir respecter,
laquelle constitue sa force et lui donne sa légitimité. Bien plus que sa
dimension d’être humain, qui n’est pas remise en cause. (D’ailleurs,
pourquoi le serait-elle ?)
Ce jour-là, des ricanements se sont
fait entendre dans l’assistance. Du parterre de DRH se sont élevées des
voix pour dire que oui, on assume parfaitement
d‘attendre du recruté un maximum d’implication, qu’un employé qui n’est
pas prêt à faire allégeance n’a pas sa place dans l’entreprise. Danièle
Linhart est apparue comme une sociologue marxisante au discours
ringard. Souvenir vertigineux pour elle, ce jour-là prise
d’un mal qu’elle s’évertue à décrire: le syndrome du has been. Le
sentiment d’être dépassé fait des ravages en entreprise et ce n’est pas
non plus fortuit:
Cet argument de l’accélération infinie du temps
devient une arme de guerre. Non seulement, il conduit à déstabiliser
sans cesse les salariés, à brouiller leurs repères et à défaire leurs
ancrages, mais il désamorce toute tentative d’analyse critique.
Le voilà, l’inavoué: le changement perpétuel est utilisé comme une stratégie de prise de contrôle. «
Le mal qui nous guette les unes et les autres, et qui suscite une antique terreur comme la lèpre, a pour nom l’archaïsme, il
est à l’image de la dévalorisation dont souffrent chroniquement les
personnes âgées dans la société, les seniors dans les entreprises,
considérés comme des boulets dont il faut se débarrasser au plus vite.»
L’entreprise
n’est pas toujours tendre avec le salarié de soixante, voire de
cinquante ans, chassé par les plans sociaux - cette triste valse aux
adieux. Un salarié de soixante ans qui se sent
«vieux con» dans
le regard de son patron quadragénaire est attaqué dans son autre
ressource fondamentale: l’expérience, laquelle autorise le point de vue,
la liberté d’esprit, la critique, possiblement la contestation. Un
vieux salarié cassé est une bombe désamorcée.
Et tant pis si le
départ des anciens risque de vider l’entreprise d’une partie de sa
mémoire. Ou plutôt tant mieux, devrait-on dire, car c’est précisément le
but recherché. L’une des ruses modernes du management consiste à
produire de l’amnésie. Les temps changent, entend-on comme un refrain,
il faut sortir de l’archaïsme. D’où le changement perpétuel et sa
kyrielle de recompositions, réformes, refontes, réorganisation des
espaces de travail, déménagements, sous prétexte de ne laisser personne
«s’enkyster».
Ce qui alimente l’amnésie, poursuit Danièle Linhart, c’est que les
représentations mentales antérieures disparaissent. Où êtes-vous
conflits sociaux et rapports de force ? Où sont-elles, les banderoles
portant haut le refus de l’exploitation et la lutte des classes ?
Distiller
le doute est devenu la technique moderne d’affaiblissement de la
professionnalité. A l’ère du management nappé d’humanisme et de cool,
chacun est prié de donner le meilleur de lui-même, dans un cadre
professionnel présenté comme bienveillant.
Le cadre, d’ailleurs,
est pensé pour : en échange d’une production de chartes éthiques et de
codes déontologiques, la direction demande toujours plus de loyauté,
flexibilité, mobilité, investissement, engagement, attachement à la
marque. Les anciens se cabrent. Les nouveaux arrivés, pour la plupart,
jouent le jeu et ferment les yeux sur les misères faites à
leurs aînés, jusqu’au jour où le milieu festif se transforme en jungle.
Le débutant, devenu parent à son tour, se trouve dans l’impossibilité
d’établir la frontière mentale nécessaire entre une vie professionnelle
chronophage et sa maison, où il voudrait bien rentrer avant l’heure du
bain et des aventures de Motordu, et si possible pas trop exsangue.
On
assiste à un paradoxe dérangeant, qui veut qu’au moment où on en
demande de plus en plus aux salariés, excellence engagement total et
prise de risque, face à un travail de plus en plus complexe, on les
plonge artificiellement dans un état de fébrilité, un sentiment de peur
et d’impuissance qui tend a paralyser leur activité.
Danièle Linhart décrit fort bien le grand malaise diffus contemporain, qu’elle appelle «
précarisation subjective du salarié» :
L’instabilité
fait partie du paysage habituel des entreprises modernes qui se veulent
adaptées à un monde plus fluctuant et exigeant. Mais derrière cette
image d’Epinal se cache une réalité bien plus aride : celle de
l’inconfort, voire d’un certain degré de souffrance comme levier pour
obliger le salarié à rendre les armes et à se transformer en relais
efficace des méthodes et de la qualité de travail voulues par leur
direction.
Avec ce livre, on comprend l’importance de bien nommer
les choses aussi au travail. Dans les open spaces fleuris
d’aujourd’hui, le malaise ne doit rien au hasard. C’est une politique.
Source :
BibliObs - Anne Crignon
La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale
par Danièle Linhart
Editions Erès
152 pages, 19 euros